Alors que le nombre de grands navires en fin de vie n'a jamais été aussi élevé, l'Union européenne s'apprête à adopter un Règlement pour mieux encadrer leur démantèlement. Pour mettre fin au désossage sur les plages d'Asie, faut-il créer une taxe ? A Bruxelles, les parties s'affrontent sur le sujet.

 

2012 aura été une année faste pour les courtiers en épaves, ces intermédiaires qui rachètent les navires en fin de vie aux armateurs : quelques 1300 grands navires ont été envoyés à la casse, d'après la coalition d'ONG Shipbreaking platform (1)  . Mais 70% ont été désossés directement sur des plages en Inde ou au Bangladesh, là où les exigences de sécurité et de respect de l'environnement sont notoirement déficiantes. Alors que les navires contiennent, en plus de l'acier, un cocktail de déchets toxiques (amiante, hydrocarbures...), « il y a des explosions massives, des accidents et des blessures (…) parce qu'il n'y a pas de sécurité, pas de précaution et pas de formation pour les ouvriers », s'insurgeait récemment le coordinateur bangladais de la coalition d'ONG, interrogé par Euractiv. Pour mettre fin à ces pratiques, les ONG et des parlementaires européens militent pour l'instauration d'un fonds de recyclage, qui pourrait être alimenté par une taxe payée lors du passage des bateaux dans les ports européens, avant d'être redistribué aux armateurs, lors du recyclage dans des chantiers aux normes.

L'idée  a été soumise au vote du parlement  européen, le 18 avril : par 299 voix contre, et 292 pour, elle a été rejetée, même si les parlementaires ont appelé la commission à introduire un tel mécanisme d'ici 2015. Alors que le Conseil européen des ministres de l'environnement et le Parlement ont entamé le dernier « round » de négociation sur le nouveau Règlement de recyclage des navires, la bataille devrait continuer à Bruxelles, au moins jusqu'en juillet. L'Europe, qui détient 40% des grands bateaux mondiaux, va-t-elle se décider à tirer vers le haut – ou non - les pratiques de démantèlement ?

Le fonds de recyclage : une éco-contribution pour les armateurs

Pour le député suédois et écologiste Carl Schlyter, auteur de l'amendement sur le fonds de recyclage, la taxe aurait tout à fait pu être adoptée au Parlement. « Le Conseil européen lui-même s'était prononcé clairement pour un tel mécanisme en 2009 », rappelle-t-il, « mais il y a eu un lobbying massif des armateurs et des autorités portuaires, fondé sur une distorsion de la réalité ». Ces derniers auraient fait basculer le vote en brandissant un surcoût de 157% pour les navires, ce qui est faux. « Ils se sont basés sur une version ancienne du fonds, mais notre étude d'impact évalue le surcoût à 3 ou 4% maximum ! », affirme le député.

Chez les armateurs, certains reconnaissent que le démantèlement sur plage pose problème : « Les conditions ne sont pas aussi bonnes qu'elles pourraient l'être, c'est le moins qu'on puisse dire », admet le directeur Développement durable de Maersk, Jacob Sterling, dont l'entreprise a banni ce type de pratiques au profit d'un démantèlement éco-responsable dans des ports équipés pour, en Chine. Mais pour Maersk comme pour la chambre maritime internationale de Londres (qui fédère les armateurs), le fonds de recyclage et le règlement sont une mauvaise réponse, alors qu'une solution existe déjà, à savoir la convention de Hong Kong sur le recyclage des navires  .
Sauf que cette convention votée en 2009 mettra au moins dix ans avant d'entrer en vigueur, à supposer qu'elle soit ratifiée, ce qu'aucun Etat  n'a fait jusqu'à présent. Quant à l'autre instrument international sensé réguler les déchets toxiques des épaves, la Convention de Bâle, elle est notoirement contournée par les armateurs, européens (1) rappellent les ONG, grâce à la complicité des acheteurs d'épaves.

Le rôle des « cash buyers » : revendre l'épave au meilleur prix

Méconnus du public, GMS, Clarksons et d'autres courtiers d'épaves sont passés maitres dans l'achat/revente de navires en fin de vie, vendus, notamment par les Européens... hors des eaux européennes, pour contourner les obligations de Bâle sur les exportations. Ce business, qui a représenté 23 millions de tonnes en 2011 et plusieurs milliards de dollars, est caractérisé par une prime à la pollution : plus le recycleur final a des infrastructures « sales » et peu coûteuses, plus il peut offrir un prix de rachat élevé... « En vendant aux cash buyers, les armateurs européens évitent aussi d'être en relation directe avec les recycleurs opérant sur les plages, ce qui pourrait nuire à leur réputation », ajoute la directrice de la plateforme Shipbreaking Patrizia Heidegger.

Au vu de cette réalité, Patrizia Heidegger est assez pessimiste sur l'utilité du nouveau Règlement. « S'il est adopté sans le fonds de recyclage, il incitera les propriétaires de navires européens à recourir encore plus aux pavillons de complaisance !». Et il ne concernera qu'une minorité de bateaux : « 40% des grands bateaux dans le monde appartiennent à des entreprises européennes, mais 20% ont un drapeau européen, et ceux qui sont démantelés à peine 10% ! ». Carl Schlyter,  pense pour sa part qu'un règlement européen serait malgré tout utile, s'il inclue l'interdiction du « beaching » et le principe du fonds de recyclage, même pour 2015. Ce n'est pas l'avis de la chambre internationale maritime, opposée à tout surcoût et à toute régulation autre que celle de Hong Kong.

Thibault Lescuyer pour Novethic.


(1) Créée en 2005, la Shipbreaking platform regroupe 18 organisations, dont des organisations bangladaises, la FIDH, Greenpeace, et la North Sea Foundation.

(2) La Shipbreaking platform publie une liste annuelle des bateaux européens envoyés sur les plages pour démantèlement : on y trouve en majorité des navires grecs, anglais, suisses, allemands, maltes et chypriotes, qui ont un pavillon de complaisance lors du démantèlement et seraient donc non concernés par le règlement.